Lettre ouverte au Président Jovenel Moïse pour l’interpeller sur l’état piteux du système judiciaire
Lettre ouverte signée par le Président de l’Association Professionnelle des Magistrats (APM) , Magistrat Wando SAINT-VILLIER en date du 22 Mai 2020.
Son Excellence
Monsieur Jovenel MOISE
Président de la République d’Haïti
Palais National.-
Son Excellence,
L’Association Professionnelle des Magistrats (APM) constatant l’état piteux du système judiciaire vous adresse cette lettre ouverte en vue d’attirer votre attention, en tant que Chef de l’Etat, sur des problèmes majeurs auxquels il fait face.
Monsieur le Président, la bible dit que : « La justice élève une nation […]». Saint Augustin a eu à déclarer que : « Les royaumes sans la justice ne sont que des entreprises de brigandage ». Ces deux textes démontrent l’importance de la justice et la situent comme étant la pierre angulaire dans la construction de l’Etat de droit et de toute société qui s’oriente vers la voie du progrès.
Monsieur le Président, depuis votre accession à la Magistrature suprême du pays, votre administration n’a posé aucun acte tendant à renforcer la justice en dépit de nombreuses promesses que vous avez faites à ce propos lors de votre campagne électorale et sur la tribune de l’Organisation des Nations Unies à l’occasion de son 73ème anniversaire ainsi que dans vos déclarations d’intention de combattre le fléau de la corruption qui serait, d’après vous, le seul véritable problème auquel est confrontée notre chère Haïti. En effet, aucune infrastructure judiciaire n’est construite ou réhabilitée alors que la quasi-totalité des bâtiments logeant les tribunaux et les cours sont en vétusté et très peu commodes. Tandis que l’Exécutif détient encore le budget d’investissement du Pouvoir judiciaire via le Ministère de la justice.
Que fait-il de ce budget chaque année ?
N’y a-t-il pas de quoi de s’interroger sur l’existence réelle d’une politique publique de votre administration en matière de justice ?
Monsieur le Président, la justice de votre pays souffre d’une crise structurelle et de superstructure très aigue qui la paralyse profondément, l’empêchant de donner des réponses adéquates à la grande délinquance et aux nouvelles formes de criminalité. Elle est quasiment privée du strict minimum nécessaire en termes d’outils matériels et techniques de travail pour remplir ses missions régaliennes de juridiction.
Dépourvus de politique publique fiable pour le secteur judiciaire et de vision d’une justice moderne, votre administration et le Parlement, au cours des exercices fiscaux écoulés, ont octroyé au Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire des allocations ne dépassant pas 1,8% du budget général de l’Etat. Avec des allocations si maigres, le CSPJ ne parvient pas à doter les tribunaux et les cours de matériels suffisants à leur fonctionnement. Les magistrats, quant à eux, percevant de minables traitements, se trouvent de plus en plus appauvris à cause de la montée exponentielle de l’inflation.
Son Excellence, l’Association Professionnelle des Magistrats se fait le devoir de vous rappeler qu’à l’issue d’un vaste mouvement revendicatif mené sous son leadership, le 20 octobre 2017, l’Exécutif, par le biais du Ministre de la Justice d’alors, Me Heidi FORTUNE, dûment mandaté par l’ancien Premier ministre, Monsieur Jacques Guy LAFONTANT, avait conclu un Protocole d’Accord avec le CSPJ à travers lequel il s’était engagé à prendre en compte, dans les prochains budgets, les besoins du Pouvoir judiciaire en le dotant des allocations budgétaires convenables, à construire certaines infrastructures judiciaires et à travailler en temps réel sur les dossiers relatifs au renouvellement de mandat des juges. Monsieur le Président, savez-vous que l’Exécutif que vous dirigez n’a, jusqu’à date, respecté aucun de ces engagements ?
Le renouvellement de mandat des magistrats est toujours dans l’impasse. Certains magistrats attendent depuis plus de quatre (4) ans le renouvellement de leur mandat. Le cas de l’Honorable Magistrat André SAINT-ISERT, un juge connu pour son intégrité et sa rectitude, est un exemple trop bien concret. Ce problème récurrent, qui a pour conséquence de réduire considérablement le nombre de juges en exercice, paralyse le fonctionnement normal des juridictions.
Par ailleurs, le budget alloué au CSPJ depuis la conclusion du Protocole d’Accord continue à être chétif, très mince compte tenu des défis que confrontent les tribunaux et les cours ainsi que les magistrats pour remplir convenablement leurs tâches juridictionnelles.
D’autre part, l’Association Professionnelle des Magistrats tient à attirer votre attention sur la situation d’insécurité qui règne au Bicentenaire et qui bloque le fonctionnement régulier du Tribunal de Première Instance et de la Cour d’Appel de Port-au-Prince. Cette situation entrave l’exercice de la profession d’avocat auprès de ces juridictions et constitue une grave violation du droit des justiciables à la justice.
Comment peut-on expliquer l’insouciance de votre administration face à la paralysie de ces deux juridictions si importantes de la Capitale ?
Monsieur le Président, l’éradication de l’insécurité dans la zone du Bicentenaire n’est pas pour demain. Elle nécessite, parait-il, toute une panoplie de mesures politico-sociales à court, moyen et à long terme. Entretemps, votre administration continuera-t-elle dans son mépris du droit d’accès des justiciables à la justice et de celui des avocats à l’exercice de leur profession. Il s’évidente que la délocalisation de ces deux organes judiciaires serait la mesure idoine à prendre par votre administration de concert avec le CSPJ.
Monsieur le Président, l’article 136 de la Constitution fait de vous le garant de la bonne marche des institutions du pays. Rien ne justifiera le laxisme de votre administration sous votre regard complice relativement au mal fonctionnement de la justice.
Cette lettre ouverte de l’Association professionnelle des magistrats est l’expression du ras-le-bol de tout le corps judiciaire. Et si rien n’est fait, le système, déjà en ébullition, risque de connaitre des mouvements revendicatifs sans précédent à l’instar d’autres institutions régaliennes du pays.
L’Association professionnelle des Magistrats (APM) vous prie de recevoir, Monsieur le Président, ses salutations patriotiques.
Magistrat Wando SAINT-VILLIER , Président de l’APM
Telle que reçue
La Rédaction…